Künstlergespräch: Jean-Luc Manz mit Daniel Kurjakovic, in der Galerie Susanna Kulli, St. Gallen, franz.

jean-luc_manz_mit_daniel_kurjakovic_a-b_zk.mp3
download

Zu der Ausstellung

Daniel Kurjaković: J'aimerais ouvrir la discussion sur la question de la série, que tu utilises régulièrement et depuis longtemps. Pourrais-tu t'exprimer sur cette méthode de travail? 

Jean-Luc Manz: J'aime beaucoup la série parce qu'elle rythme et structure mon travail. Elle permet de développer un langage sur une certaine durée et me donne également la possibilité de tenir une sorte de journal intime, en particulier dans les travaux de dessins. Toutefois, il arrive un moment où la série m'ennuie et où je m'amuse à la pervertir, à la brouiller, à permuter les choses. 

Daniel Kurjaković: Est-ce lorsque que la série se prolonge sur une durée indéterminée et qu'elle finit par engendrer un geste automatique ou mécanique que tu la pervertis?

Jean-Luc Manz: Pour moi, la notion de plaisir fait partie du travail. Au moment où je sens l'ennui ou ce côté mécanique s'installer, j'essaie de la casser. 

Daniel Kurjaković: Est-ce le cas pour les aquarelles de la série Do not walk outside this area

Jean-Luc Manz: Là, il y a peut-être une contradiction avec ce que je viens de dire, parce que cette série comporte effectivement une certaine unité. Je l'avais en quelque sorte programmée pour mon séjour de deux semaines au Caire, donc sur un court terme. A partir de là, il était logique qu'elle s'épuise très vite, sans que je n'éprouve le besoin de la rompre.

Daniel Kurjaković: Donc, il y a également rupture d'une série à l'autre.

Jean-Luc Manz: Oui. 

Daniel Kurjaković: Lorsque l'on parle de ton travail, on peut vite tomber dans le discours de l'abstraction. J'aimerais aborder ce point et savoir en quoi il y a réellement abstraction. Y a-t-il des sous-textes qui ne sont pas abstraits? Le vocabulaire lui-même est-il abstrait? Tous ces petits papiers, ces couvertures de journaux, ces petites choses dans ton atelier semblent fonctionner comme des supports formels, thématiques ou narratifs qui pourraient remettre en question le rattachement de ton travail à une tradition purement abstraite.

Jean-Luc Manz: Je suis toujours surpris du rapport que j’entretiens au langage abstrait ou à l’abstraction géométrique. J’ai l’impression que je subis un certain langage parce que je n’arrive pas à faire autrement. C’est une chose que je n’ai jamais comprise mais qui en même temps me pousse à chercher une réponse. Et le jour où je l’aurai trouvée, le travail s’arrêtera peut-être. Il y a, en effet, un cadre formel assez rigide constamment nourri par plein de petits choses quotidiennes plutôt anodines comme des papiers tirés de la publicité, des papiers d’emballage, et par certaines architectures que je croise lors de mes promenades. Ma vie affective joue aussi un rôle. Tous ces aspects se mêlent et, une fois broyés en moi, donnent ce type de peintures et de dessins, avec, toujours au départ, une structure assez identique et un vocabulaire relativement restreint.

Daniel Kurjaković: L’importance de la permutation, de la continuité, du temps dans le journal intime, pourraient nous amener à redéfinir l’acception courante de l’abstraction comme réduction du visuel. La simplification des formes rejoindrait ici le désir d’une plus grande liberté d’être et de vivre dans le temps du travail. On n’aurait donc plus à faire à une réduction mais à une ouverture. 

Jean-Luc Manz: La nature du lien qui me rattache à l’abstraction me préoccupe beaucoup depuis que nous avons parlé ensemble à l’atelier. On a toujours tendance à voir mon travail d’abord sous un angle formaliste et c’est clair que le poids de l’abstraction suisse est présent. C’est une situation assez étrange… Auparavant, j’éludais souvent ce genre de question. Je ressentais le besoin de me protéger, comme si je voulais garder intact une certaine candeur ou une certaine pureté dans mes œuvres. Je ne voulais pas d’interférences, ni d’explications. Mais aujourd’hui, c’est différent. J’y pense et cette réflexion commence à m’apporter des éléments de réponse.

Daniel Kurjaković: Certains indices pointent clairement sur la perception ou même la vie privée. Dans l’exposition par exemple, la juxtaposition de la photographie d’un éphèbe à une série d’aquarelles ne fonctionne pas uniquement en tant que rupture visuelle – parce que c’est figuratif – mais aussi en tant qu’allusion à tes relations amoureuses. Il y aurait comme un « arrière-plan intime ». Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont tu joues avec des pôles, qui ne sont peut-être pas si antinomiques qu’on pourrait le croire à première vue.

Jean-Luc Manz: Les séries que j’ai réalisées ces deux étés derniers au Caire ont un rapport direct au quotidien et à l’intime. Dès lors, il me semblait important que cette dimension puisse être perceptible, en donnant la clé du travail, en signalant le déclic qui a permis à tous ses petits traits de vivre. La clé visuelle, c’est précisément la photographie de cet ami somalien. C’est la personne qui, au Caire, m’a donné l’envie et l’énergie de faire ce travail.

Daniel Kurjaković: Ce que je trouve intéressant, non pas au niveau privé mais au niveau de la méthode, c’est que cette clé visuelle reflète un peu le système général de ton travail où il y a, simultanément à l’image et peut-être de façon très prégnante, un contenu textuel. Ainsi, les titres en disent long sur la signification des œuvres. On remarque également souvent que la série ne se construit pas sur un mode démonstratif – « je prends une thématique et je la décline » - mais que tu cherches à faire entrer le spectateur par un autre biais, au moyen de petits signes, d’indices. Même si ces indices ne sont pas immédiatement visibles, ils peuvent après coup jouer un rôle décisif et modifier radicalement une première lecture. Les dessins de la série Spaghetti’s Falling, par exemple, auraient une tout autre résonance s’il n’y avait pas de titre.  

Le public: C’est également le cas pour Linceul: Les dessins sont très fins et abstraits alors que le mot « linceul » évoque quelque chose de pesant.

Jean-Luc Manz: Comme toutes ces séries se rapportent à des événements de ma vie affective ou privée, au quotidien, il est évident que le titre joue un rôle important car il donne une autre dimension de travail qui pour moi n’est jamais formaliste. Je ne cherche pas à faire de la composition ni à jouer avec des formes. Les œuvres dégagent une fragilité qui n’est pas seulement inhérent à la technique utilisée et à la finesse du trait, mais qui est aussi liée à la source d’inspiration en – en l’occurrence cette photographie – souvent faite de rencontres amoureuses, de parcours de vie. Linceul, par exemple – la suite des Pleurs de cendres – évoque l’accompagnement durant les six derniers mois de vie d’un ami atteint du cancer et décédé à l’âge de trente ans. Au départ, il y a donc toujours une raison extrêmement forte de transposer par le biais du dessin ou de la peinture. Finalement, ce que je fais est complètement calqué sur ma vie.

Daniel Kurjaković: On pourrait craindre qu’un travail basé sur des expériences privées dont on ignore le contexte n’aboutisse à une forme expressionisme ou de confession. Certaines œuvres d’art fonctionnent exactement sur ce modèle, même dans l’art contemporain où l’on pourrait, sans exagérer, parler de paradigme. Il y a une différence fondamentale entre ces stratégies-là et la tienne, où les enjeux ne sont pas explicites. On sent au contraire une attitude prudente qui donne juste le minimum pour raconter une histoire, à tel point que l’on pourrait se demander s’il y a une volonté critique ou éthique.

Jean-Luc Manz: Il y a une dimension éthique, mail il y a également une quête de sublimation que j’aborde, me semble-t-il, avec beaucoup de pudeur parce que je me méfie beaucoup de l’étalage de ce genre de sentiments ou d’émotions. On touche ici à des choses difficiles dont j’ai toujours beaucoup de peine à parler.

Daniel Kurjaković: Abordons peut-être la question avec la série de 1977 basée sur des avis mortuaires.

Jean-Luc Manz: Mes premières œuvres abstraites. 

Daniel Kurjaković: J’ai l’impression d’y retrouver une parenté avec ce que tu fais aujourd’hui. Pourrais-tu nous décrire ce travail? 

Jean-Luc Manz: Ce sont des avis mortuaires parus dans les journaux, où j’ai effacé le nom des morts et n’ai gardé que les encadrements. En faisant le deuil, c’est peut-être moi-même… Je trouve bizarre d’avoir ressenti le besoin d’effacer, comme si je devais aussi effacer quelque chose d’antérieur dans mon travail et ne retenir que la trame la plus subtile. En même temps, le jeu formel à travers l’utilisation de la ligne et la géométrie du cadre donnait une certaine légèreté à la série. Je prenais la distance par rapport à cet aspect très lourd, très tragique de la mort en la manipulant. Mais, malgré tout, c’était aussi important d’y être rattaché. 

Daniel Kurjaković: Mettons de côté cette thématique un peu pesante et en venons-en aux stratégies ou aux méthodes. Ce travail est déjà très similaire à ce qui est présenté dans l’exposition – du point de vue de la méthode, puisque tu t’es approprié la rubrique d’un quotidien et en as fait quelque chose qui oscille entre le vocabulaire de l’abstraction et le langage formel de la vie de tous les jours. Vois-tu continuité entre cette période-là et aujourd’hui? 

Jean-Luc Manz: Oui. On peut même remonter aux cahiers d’école, des œuvres au doigt de 1977 également, quoique légèrement antérieurs. Il faut mettre entre parenthèses le début des années septante, qui constituent un peu l’apprentissage du dessin et de la vie d’artiste, mon école en quelque sorte. Mais une fois les bases de mon langage posées, une continuité s’est développée, avec un jeu constant d’appropriation, de détournement, de perversion et de déplacement de la réalité.

Daniel Kurjaković: Tes débuts en art sont liés à une historie assez drôle. Je souhaiterais que tu la racontes parce qu’elle ne fait pas référence à la notion classique de celui qui, dès six ans, sait déjà qu’il sera artiste. 

Jean-Luc Manz: Au début des années septante, je vivais de façon un peu plus marginale, en communauté. Un jour, j’ai rencontré mon ami – il deviendra historien d’art – qui m’a mis une plume et du papier dans mes mains en disant: « Il faudra bien que tu fasses quelque chose de ta vie. »

Daniel Kurjaković: Parce que tu étais là, à ne rien faire devant tout le monde!

Jean-Luc Manz: Exactement! […] Ce qu’il y a de troublant, c’est que dans le même mois, quelqu’un me fait prendre du LSD à mon insu. Pendent trois jours, je vois toute la vie en petits ondes. Cet épisode va conditionner les deux premières années du dessin, uniquement faits d’accumulations de petites ondes à l’encre de Chine qui, par la suite, formeront des motifs. Et puis, c’est à cette période que j’ai vécu ma première relation sexuelle. En un mois, j’ai en quelque sorte mis en place toute ma vie. J’ai dit: « Je serai artiste ». Je ne pouvais jusque-là pas le savoir puisque je n’avais pratiquement aucun contact avec le monde culturel, notamment du fait que je venais d’une famille d’ouvriers. Avant que je commence à dessiner, je n’avais presque jamais visité de musées, même si j’avais suivi des cours d’histoire d’art à l’école. Je me souviens par contre que j’adorais dessiner. Après ma scolarité, j’ai fait un apprentissage de photographe, mais je détestais ça parce que j’avais un rapport difficile avec la technique. Puis, j’ai voulu être restaurateur d’art, mais je me suis rendu compte que j’avais en fait un immense plaisir à détruire ce que je trouvais, et que je n’avais pas envie de partager. Donc, tout d’un coup, je me suis retrouvé à ne rien faire.

Daniel Kurjaković: C’est un épisode assez symptomatique de ta manière de travailler puisque l’on constate déjà au niveau biographique que donner un caractère esthétique à quelque chose n’allait pas de soi. Tu n’estimais pas que ce que tu faisais avait une valeur culturelle. Est-ce de là que vient la tendance à être en retrait?

Jean-Luc Manz: Absolument. La timidité et la crainte inspirée par le carriérisme justifient cette attitude. Pendent des années, j’ai eu peur d’affirmer que je faisais des images et de reconnaître que je pouvais avoir une place dans le monde artistique. Parce que j’avais un trop grand respect pour les œuvres de certains pères en art et parce que je n’avais pas non plus un rapport très favorable avec mon père. Du point de vue stratégique, être en retrait a sûrement nuit à une plus grande rapidité dans une carrière artistique. Mais cette attitude me protège beaucoup et me permet d’avoir un rythme, une progression assez lente. Je crois que c’est aujourd’hui que je vais vraiment commencer à utiliser ces qualités.  

Daniel Kurjaković: Tu as transformé ce « handicap » initial en un mode de vie, même en un mode de vivre l’art et cela t’a permis de formuler une position personnelle. A ce stade, il ne s’agit plus de handicap, mais de choix.

Jean-Luc Manz: Et de responsabilité. Je n’ai jamais eu de position militante par rapport à la double marginalité de la sexualité et d’être artiste, si bien qu’au bout d’un moment, j’en ai eu, je crois assez, d’être pris pour que quelqu’un qui faisait des peintures abstraites par plaisir ou juste pour faire des peintures abstraites, alors que mon travail était nourri par beaucoup d’autres choses. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu donner des clés à travers les titres et, depuis peu, également à travers l’utilisation de photographie. Pour montrer qu’el est réellement le travail.

Daniel Kurjaković: Si on les regarde attentivement, tes dessins expriment tous une grande tendresse, beaucoup de finesse, un attachement au petit geste, aux petites choses. Les indices apparaissent donc aussi dans la manière d’utiliser les matériaux ou de manier le pinceau. On y décèle déjà une forme de tendresse « perverse », pour reprendre ton expression, qui participe peu de la tradition des concrets zurichois.

Jean-Luc Manz: Il faut tout de même préciser que la découverte des dessins au crayon de couleur de Richard Paul Lohse, qui dégagent une tendresse, und fragilité et une sensibilité impressionnantes, m’ont donné envie d’utiliser cette technique. Je ne dirais pas que j’ai tiré mon style de l’abstraction suisse, mais il est vrai que Lohse a joué un rôle important et que je luis dois beaucoup. J’arrive à garder mon propre langage car j’ai appris avec des années à maîtriser ma position dans des contextes culturels ou artistiques en sachant repérer les influences et qui peut enrichir ma démarche. Cette exposition en témoigne, d’ailleurs: présenter des multiples avec une image readymade qui agit comme une sorte de « flash », n’est pas du tout anodin: je reprends un élément que l’on trouve facilement dans les expositions de jeunes artistes tout en maintenant une distance par l’accrochage, qui permet de faire la part des choses. Je veux montrer que je donne beaucoup de ma vie intime mais que je garde les pieds sur terre et reste en contact avec mon temps.    

Daniel Kurjaković: Jusqu’à présent, nous avons beaucoup parlé de méthode, de stratégie interne sans avoir abordé des questions plus importantes comme la lumière, par exemple. Là aussi, je pense que l’on n’est pas confronté à une approche formaliste où la couleur serait traitée comme un constituant pictural. Tes séjours réguliers au Caire sont autant d’expériences spécifiques – j’insiste sur ce terme – susceptibles d’interférer dans l’utilisation de la couleur. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si la couleur a valeur de citation puisque tu dis mettre parfois en place une symbolique très simple: le rouge pour ceci, le jaune pour ceci, etc.  

Jean-Luc Manz: L’Egypte, je la vois comme un apport, une ouverture, un élargissement, sans toutefois y accorder une importance décisive. Je ne crois pas beaucoup aux changements qui interviennent par le voyage.

Daniel Kurjaković: Il ne s’agit certainement pas d’exotisme.

Jean-Luc Manz: Pas du tout. Il y a des éléments directement liés à l’Egypte qui ont enrichi le travail et l’on ouvert à de nouvelles formes, mai le système des couleurs et toutes ces petites histoires que je me raconte et qui font que les œuvres tiennent n’ont pas fondamentalement changé ma perception.

Daniel Kurjaković: Tu dis « ces petits histoires que je me racontes ». Qu’entends-tu par là?

Jean-Luc Manz: C’est comme remettre en place un monde, le construire. Ma peinture se meut dans son propre univers avec ses références spécifiques, avec une symbolique, avec une couleur. J’arrive à en parler en tête-à-tête, mai je n’ai pas envie d’aborder le sujet maintenant. Je les trouve de toute façon un peu idiotes, ces histories. Elles font partie de ma petite cuisine interne, même si je suis assez conscient que cela va plus loin.

Daniel Kurjaković: Tu retiens néanmoins des moments ou des traces de ces histoires, comme par exemple Lulu, le pseudonyme que tu t’es inventé et que tu as assez clairement et systématiquement utilisé. D’où vient cette « coquetterie » ?

Jean-Luc Manz: Et bien, Lulu permet peut-être d’en dire un peu plus. Il y a Lulu aux pyramides, Lulu au bord de l’eau, plein de choses comme ça. Mais depuis un certain temps, avec l’enseignement, j’ai une vie un peur courte et tout mon monde de peinture et d’atelier est un peu en veilleuse.  

Daniel Kurjaković: J’aimerais revenir sur la question de la couleur. Il est assez évident pour moi que la couleur n’est pas représentative car elle n’entretient aucun lien concret avec quelque chose d’absent. En même temps, elle est en relation avec un certain cadre d’expériences et pourrait à ce titre agir comme un opérateur intermédiaire entre un vécu et, disons, quelque chose de purement structurel.

Jean-Luc Manz: Là, on touche à l’absurdité du travail de la peinture ou du dessin que je ressens parfois. Il y a un monde que je m’invente avec ses règles, ses couleurs et leurs fonctions spécifiques et puis, il y a mon travail de peintre. Je produis des objets ou des images qui peuvent complètement s’échapper du cadre privé pour acquérir une fonction décorative. Souvent, je joue avec ces deux niveaux, c’est-à-dire qu’il y a des périodes où les œuvres sont plus proches de mon univers intime, d’autres où j’en sors et suis mes intérêts pour le monde décoratif. Je ne sais pas si cela répond à ta question… je n’ai pas l’impression. J’ai l’impression que tu veux extirper…

Daniel Kurjaković: … quelque chose que je ne sais pas moi-même.

Jean-Luc Manz: Et que j’ai l’impression de ne pas savoir non plus!

Daniel Kurjaković: Quoi qu’il en soit, on est là pour susciter des questions et pas seulement pour donner des réponses. Mais, revenons à la série. On pourrait, dans un premier temps, émettre la théorie un peu simple ou un peu trop abstraite que la série s’organise sur un concept immuable de la première à la dernière œuvre. Dans un deuxième temps, lorsque l’on voit le résultat et pour autant qu’on en connaisse un peu le contexte – cahiers d’esquisses, papiers, petits souvenirs, photographies, etc. – on s’aperçoit que la série devient une notion relative car elle ne se développe pas, selon une logique linéaire. C’est comme si quelque chose intervenait et rendait visible dans la série même une décision prise par rapport à une idée et un vocabulaire initiaux.

Jean-Luc Manz: Je ne sais pas si c’est l’impuissance à mener à bien un système ou si c’est le besoin de jouer, de cacher…

Daniel Kurjaković: C’est justement là que la réflexion liée au travail prend de l’ampleur et que le contexte de l’œuvre devient essentiel. Ce qui existe et ce qu’il se passe autour du travail peut provoquer des ruptures. Dans le cas de la série, on peut imaginer que ces matériaux quotidiens refont surface inopinément ou par associations d’idées et que ce surgissement te pousse à réorienter le cours des œuvres.

Jean-Luc Manz: Lorsque je brouille les cartes, c’est que j’ai le sentiment qu’il n’y a pas grand-chose à dire, que ce n’est pas vraiment vital.

Daniel Kurjaković: Y a-t-il une pulsion nihiliste dans ton travail?

Jean-Luc Manz: J’aime garder une certaine innocence. Il y a un moment où je relativise et n’y crois pas. Je me dis : « A quoi bon continuer tout ça? Est-ce-que c’est réellement important? Est-ce-que demain tu pourrais à nouveau être balayeur de rues? » Je ne sais pas. Les artistes un peu monstrueux qui tout à coup fabriquent des carrières m’ont toujours fait peur. J’aime avoir un regard, presque d’enfant, et me dire que je ne serai jamais ce professionnel, cette personne qui va réaliser une œuvre, même si, en fait, je le fais quand même. Dans le fond, c’est peut-être aussi un confort de gagner et de préserver cette liberté qui m’évite d’entrer facilement à l’intérieur du marché. De toute façon, je n’aurais pas suffisamment de matière pour l’approvisionner. Je suis donc également en rupture avec ça. Aujourd’hui, j’ai envie de développer cette position. Je le remarque même lorsque je peints: une fois mes esquisses exécutées, il ne reste qu’à faire du remplissage et je n’aime pas beaucoup cette notion de travail. C’est un peu de la paresse, mais je sais aussi que je suis beaucoup dans mes peintures. Il y a toujours cette ambivalence, où, d’un côté, j’ai un plaisir fou à me perdre dans la peinture, où je suis dans des états étranges, complètement en dehors de tout, et de l’autre, où je m’ennuie à faire des toiles. C’est peut-être aussi pourquoi j’en fais peu. Je dois saisir les moments précis où une histoire forte débloque l’énergie dont j’ai besoin pour alimenter la main. S’il y a ces ruptures dans les séries, c’est justement parce qu’il se trouve un moment où l’histoire s’épuise, où je ne crois plus à ce que je me suis inventé.

Daniel Kurjaković: D’un point de vue historique, je trouve cela intéressant. On nous a appris que le modernisme se constitue de programmes, d’idéologie, de volonté d’exprimer et de légitimité d’exprimer. Or, ce que tu décris, c’est plutôt un modèle, je dirais, non pas post-modern, mais « après la modernité ». Un modèle qui me paraît même un peu en marge au vu d’une grande partie des pratiques artistiques contemporaines, à nouveau concernées par la notion d’originalité et de virtuosité. Toi, au contraire, tu mets l’accent sur des moments potentiels d’énergie tout en respectant les rythmes propres de l’art et de ta vie. Et tant pis si parfois ça ne marche pas. Tu n’adoptes pas l’attitude héroïque qui consiste à définir ta mission puis à l’imposer parce que tu veux être inscrit dans l’histoire avant même d’avoir réalisé quoi que ce soit. Cette prétention, à mon avis implicite à toute planifiée, ne semble pas être présente dans ton travail.

Jean-Luc Manz: Non, mais à la limite elle est présente dans ce que j’imagine mon travail suscitera après ma mort. Je pense qu’à ce moment-là, il aura une cohérence et on y trouvera une plus grande richesse. Je dois dire que je fais tout pour ne pas trop montrer ni trop développer cet aspect, même si l’idée de travailler pour « après » et l’impression qu’une œuvre va rester existent bel et bien. Je n’ai pas envie de prendre ma part actuellement dans le quotidien, parce que ça impliquerait effectivement trop d’héroïsme, de stratégies redoutables, d’affirmation d’artiste présent, efficace, qui se répand dans les galeries.

Daniel Kurjaković: On vient d’utiliser beaucoup de termes négatifs – pas d’héroïsme, pas de carrière, etc. – et cela me dérange un peu. Pourrais-tu te situer en termes positifs par rapport à ton temps, en dehors de questions de carrière ou de pensée historique?

Jean-Luc Manz: Je n’arrive pas à répondre. […]

Le public: Cette esthétique des années cinquante que j’observe dans ton travail depuis que je te connais, je la retrouve dans la série des multiples exposées ici.

Jean-Luc Manz: Elle est liée à l’enfance, à ses traumatismes. C’est toute la mémoire de l’enfance qui ressort progressivement, que j’ai rejetée par le passé parce que je trouvais cela insupportable, mais que je redécouvre maintenant petit à petit. J’aimerais parfois même le mettre davantage en valeur. Je ne le fais finalement pas vraiment. Mais oui, c’est le mémoire de l’enfance.

Le public: Quelles sont les choses, quels sont les moments que tu aimes en Egypte?

Jean-Luc Manz: Ce qui m’impressionne le plus, c’est la rumeur, le bruit ambiant, ce sont les sons, les voix des marchands ambulants, c’est la mosquée, ce murmure quotidien qui t’enveloppe et ne te lâche plus jusqu’au soir. En Egypte, il me semble que j’ai un rapport au monde davantage sonore que visuel. J’aime aussi le Caire pour certaines architectures: elles me rappellent ces années cinquante que j’aime bien. 

Susanna Kulli: J’ai une très grande affinité avec ces aquarelles parce que j’ai le sentiment, depuis qu’elles sont autour de moi dans la galerie, que tu les as faites dans l’ombre, dans le brouillard du Caire et que tu as infiltré la lumière de la ville.

Jean-Luc Manz: Oui, c’est juste. Moi-même, j’ai été surpris par ces aquarelles. C’est la première fois que j’utilisais cette technique, en pensant qu’il fallait m’accorder la plus grande liberté possible. Par la pratique, j’ai appris quelques petits trucs, tellement simples que je n’ose pas en parler! Le titre Do not walk outside this area joue évidemment un rôle essentiel dans la signification globale de la série. D’abord, il m’accompagne lors de tous mes vols pour l’Egypte puisqu’il reprend l’inscription sur l’aile de l’avion. Ensuite, il correspond bien à ce que j’avais à l’époque envie d’exprimer face à la peur de franchir une limite que l’on n’est pas censée franchir. C’est un thème également présent dans l’exposition. Jusqu’où peu-on dévoiler son intimité, sa double vie ou son autre vie? Le résultat me semble assez réussi par rapport au titre, à ce que je voulais dire et par rapport à la lumière que peut contenir l’aquarelle. La bande de couleur sur le côté, c’est l’image que l’on donne de moi à l’extérieur, l’image peut-être d’une certaine pureté. Au-delà, il y a ce monde étrange, il y toutes ces ambiguïtés. En fait, je me cache un peur derrière cette surface colorée.

Daniel Kurjaković: Si l’on aborde la question de la présentation des œuvres, on constate à l’évidence qu’il ne s’agit pas de travaux installatifs ou spécifiques à un lieu. Toutefois, ce qu’on a entendu ce soir montre que la présentation est soigneusement réfléchie. As-tu élaboré un scénario?

Jean-Luc Manz: Pour moi, l’exposition est une mise en scène, un événement visuel qui participe d’une ambiance donnée par l’accrochage. J’ai rarement dû subir des expositions où je ne pouvais pas m’exprimer. En principe, la part de mise en scène en relation au lieu et au travail est considérable. Tout est lié et fonctionne comme une entité. Ce qui est au mur est conditionné par la présentation et j’essaie d’exploiter cette situation au maximum.

Daniel Kurjaković: Les œuvres d’art, on le sait, contiennent des distances implicites; le fait que tu varies les distances entre les œuvres et que tu joues avec des regards différents – face au mur, vers le bas, etc. – spécifie et individualise l’œuvre davantage que dans un accrochage homogène ou dans une installation.

Jean-Luc Manz: En même temps, l’homogénéité existe à travers la ligne.

Daniel Kurjaković: Oui, mais il y a des ruptures.

Jean-Luc Manz: Il y a des ruptures, mais elles interviennent en circuit clos. J’y pensais déjà cet été en faisant les dernières œuvres. Il fallait que j’arrive dans les systèmes de présentation à créer un sentiment d’intimité et à introduire des « flashs » pour obliger le visiteur à reculer et à faire un va-et-vient avec les œuvres, tantôt très proche, tantôt plus éloigné. Qu’il puisse suivre un chemin parallèle au mien, entrer encore plus dans mon univers, dans ma vie au quotidien, faite d’art et d’autres choses, avec ses mouvements vers l’intérieur et ses projections vers l’extérieurs. Je voulais éviter une trop grande lourdeur et en même temps casser la sensibilité, la finesse des œuvres afin d’en dégager la complexité. L’accrochage devait restituer ce climat nuancé.

Daniel Kurjaković: En fait, cela confirme la fonction des indices, qui poussent à réinterpréter les œuvres. Les indices interviennent aussi dans la présentation, ce que je trouve très cohérent.

Jean-Luc Manz: Même si l’aspect installatif est important, il ne s’agit pas exclusivement de mise en scène. Le recours d’installation ne doit que porter ou entourer le travail présenté. Les visiteurs ne doivent pas s’ennuyer, ne voir que du dessin, que des œuvres sur papier accrochées au mur. Il faut qu’ils entrent aussi dans un autre monde. Par exemple dans cette exposition, la vitrine n’est pas innocente : elle permet le retour sur le passé et a ce reflet dans l’eau. L’emplacement assez au centre de l’espace a été très étudié, presque au centimètre prés. J’ai voulu créer une distance temporelle et perceptive entre deux types de travaux, entre deux périodes de ma vie au Caire et donner l’impression que l’on se trouve dans une oasis. Qu’elle flotte.

Im Rahmen der Ausstellung Neue Arbeiten von Jean-Luc Manz, Jean Crotti ein Künstlergespräch mit Daniel Kurjaković am 14. Oktober, 2000. Die Ausstellung dauerte vom 2. September bis 2. Oktober 2000.

Jean-Luc Manz, geboren 1952 in Neuchâtel, lebt in Lausanne.

Daniel Kurjaković, geboren 1970. Ausstellungskommissar und Kunstkritiker. 1997 Diplom in Kunstgeschichte, Philosophie und slavische Sprachen der Zürcher Hochschule der Künste. Wissenschaftlicher Mitarbeiter und Kunsthistoriker, war er Kurator zahlreicher Ausstellungen und Kollaborationsprojekten in Skulptur, Installationen, Ton, Video, Performances und Print, unter anderem mit Louise Bourgeois, Florian Germann, Vittorio Santoro, Julian Opie, Lawrence Weiner und Robert Wilson. Herausgeber und co-director von MEMORY/CAGE EDITIONS, Zürich, (1994-2002).

Tonaufnahme, Transkript, Lektorat: Galerie Susanna Kulli, St. Gallen, 2000

Zurück zur Timeline